La langue secrète des mains siciliennes

Par Gilles Brand - Rédacteur LOGOS

ll est des peuples qui ont appris à survivre davantage par les gestes que par les mots. La Sicile est cette île qui fut mille fois conquise, mille fois traversée, jamais soumise totalement. Grecs, Romains, Arabes, Byzantins, Normands, Bourbons…

La Sicile fut le carrefour de langues qui ne se comprenaient pas entre elles. Alors le peuple sicilien fit ce que font les peuples sans armée mais avec mémoire : il inventa une langue tierce.

Une langue au-dessus du chaos linguistique. La langue des mains.

Ce langage n’est pas un folklore pittoresque : c’est un système philosophique du corps.

Un alphabet orbital. Chaque geste condense une intention, une nuance, une émotion, une ironie, une menace, une tendresse.

Là où l’incompréhension linguistique aurait pu broyer une culture, cette langue gestuelle lui a donné une densité. Parce que la main ne se traduit pas. Elle dit. Elle dit l’honneur.

Elle dit le soupçon. Elle dit l’exaspération. Elle dit le sacré. Elle dit le tragique antique qui traverse ce peuple depuis Syracuse, depuis Agrigente, depuis le vent brûlant d’Afrique qui lèche toujours l’île.

Ce langage corporel est né précisément de la nécessité vitale de ne pas disparaître dans la cacophonie. Quand les mots opposaient, les mains reliaient.

Ce que l’Europe technocratique moderne a oublié, et Genève avec elle, souvent, c’est que la communication la plus profonde n’est jamais la communication la plus rationnelle.

L’unité de civilisation ne naît pas de normes uniformisées, mais d’un sens incarné, partagé, compris sans traduction.

La Sicile nous dit ceci : Quand tout le monde parle et que personne ne se comprend, il faut revenir au geste.

À ce qui précède le langage, mais qui pourtant le fonde. À ce qui relie avant de convaincre. Parce qu’un peuple ne tombe jamais tant qu’il sait encore dire avec les mains ce que d’autres ne peuvent plus formuler avec des mots.